Un texte dérangeant d’Alberto Manguel : la bibliothèque de Robinson (2000)

 »        Il est intéressant de remarquer qu’il existe chez les humanistes une corrélation entre la possibilité d’un espace infini qui n’appartient à personne et le savoir d’un passé riche qui appartient à tous.

          C’est évidemment le contraire même de la définition du Worl-Wide-Web. Le Web se définit comme un espace qui appartient à tous, mais il exclut le sentiment du passé. Il n’y a pas de nationalités sur le Web (à l’exception du fait, bien sûr, que sa lingua franca est l’anglais), ni de censure (à l’exception du fait, encore une fois, que les gouvernements trouvent parfois le moyen de refuser l’accès à certains sites, forme de censure par omission). Chez l’utilisateur du Web, le passé (la tradition temporelle qui mène à notre présent électronique) n’est habité par personne. L’espace électronique ne connaît pas, semble-t-il, de frontières. Les sites – c’est-à-dire les lieux particuliers qui se définissent eux-mêmes – s’érigent dans cet espace mais ne le limitent pas, ne le possèdent pas, comme de l’eau dans l’eau. Il est quasi instantané, il n’occupe aucun temps, sauf le cauchemar d’un présent perpétuel. Tout surface et sans volume, tout présent et sans passé, le Web aspire à être (il s’annonce lui-même comme tel) le foyer de chaque utilisateur, dans lequel la communication deviendrait possible avec tout autre utilisateur à la vitesse de la pensée. Telle est sa caractéristique essentielle : la vitesse. « 

Avant ce passage, il remarque :

 » Nous ne sommes pas une société lettrée. Notre société accepte le livre à la manière d’un prêt-à-porter, bien qu’un peu désuet. […] … toléré de manière condescendante à titre de passe-temps, un passe-temps trop lent, qui manque d’efficacité et ne contribue pas au bien commun. »

et s’inquiète – il écrit ce texte sans doute en 1999 puisque sa première publication est de l’an 2000 – s’inquiète donc du risque d’abandon de la mémoire du passé prenant exemple des étudiants de mai 68 qui voulaient du nouveau à tout prix :

« Défense de citer ! Les étudiants voulaient de la pensée originale ; ils oubliaient que citer, c’est poursuivre une conversation avec le passé afin de la resituer dans le contexte du présent ; que citer, c’est faire usage de la bibliothèque de Babel ; que citer, c’est réfléchir à ce qui a été dit avant nous et que, faute de le faire, nous parlons dans le vide, là où nulle voix humaine ne peut articuler un son. <<Ecrire l’histoire, dit Walter Benjamin, c’est la citer.>> »

Alberto Manguel en 2000 est inquiet par le caractère éphémère des média électroniques. A peur de la fin des archives des écrivains, de l’instantané, de la vitesse : ennemie de la lenteur indispensable à la réflexion à l’oeuvre dans la lecture individuelle. Reconnait à ces média, toutefois, leur utilité pour communiquer… Il imagine cependant une sortie possible à cette course perpétuelle :

 » Avec ses fonctions d’écriture et d’audio, le texte électronique chevauche à la fois la tradition orale et la tradition écrite ; à la longue (on peut du moins l’espérer), il se libérera de l’une et de l’autre et développera son propre langage technologique. « 

Il parle alors du mauvais usage des média électoniques, cédérom, premieres liseuses comme cette rocket-book – on est en 2000, date de la première tentative de lancement du livre électronique :

 » Ce mauvais usage, je crois, ne durera pas longtemps, mais il durera tant que les artistes ne s’empareront pas de ce nouveau médium et ne lui donneront pas son propre langage, comme ils l’ont fait après l’invention de la photographie, de la radio, du cinéma, de la vidéo. »

Ce moment est là. Non ?

Ces extraits proviennent du texte d’Alberto Manguel : La bibliothèque de Robinson, publié en 2000 chez Leméac à Ottawa. Il est disponible dans une nouvelle édition : Pinocchio et Robinson : pour une éthique de la lecture (L’Escampette éditions, 2005)

Silence

A propos memoire2silence

Flâneur, lecteur et bibliothécaire topographe Adepte des #oloé et d' #hodologie
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